Le Ryükyü Bingata, « tissu floral de l’Est »

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  • Publication publiée :5 juin 2022

Un art vieux de plus de 500ans

Dans la mer de Chine orientale, à l’extrême sud-ouest du Japon et au nord-est de l’île de Taïwan se trouve l’archipel d’Okinawa, constitué de quelque 160 îles, et qui fait lui-même partie de l’archipel Ryükyü. C’est dans cet environnement au climat subtropical, à la végétation luxuriante, aux plages de sable blanc et aux eaux turquoise qu’est apparu au XVème siècle la teinture Ryükyü Bingata.

Les îles Ryükyü

A l’époque, l’archipel n’est pas encore Japonais et la dynastie Ryükyü (1429-1879) règne sur ce chapelet d’îles, situé à la croisée des routes commerciales entre l’Asie du Sud-Est, la Chine et l’empire nippon.

La teinture Ryükyü Bingata, méthode utilisée pour orner les vêtements de la royauté, serait apparue au XIIIème siècle. Si ses motifs fins, parés de couleurs vives sont à l’image de la nature et du soleil d’Okinawa, son histoire est intimement liée à celle de l’archipel lui-même. En effet, si jusqu’au XIVème siècle le trafic commercial est majoritairement terrestre, comme l’illustre en particulier la mythique route de la soie, la maîtrise progressive des techniques de navigation ouvre de nouvelles perspectives aux populations qui aspirent à découvrir le vaste monde. C’est ainsi qu’à partir du XVème siècle ce nouveau mode de déplacement met en contact de nombreux pays les uns avec les autres.

Okinawa, pivot de l’Asie maritime

La situation géographique d’Okinawa semble ainsi avoir grandement contribué au développement et à l’évolution du procédé de teinture Bingata. Des tissus en particulier vont être importés, qui serviront de nouveaux supports aux teintures traditionnelles utilisées dans l’archipel : l’abaca des Philippines (obtenu à partir des fibres d’une sorte de bananier), le coton et la soie de Chine et du Japon.

En même temps, du fait même de la situation géographique de l’archipel, ses habitants deviennent les intermédiaires incontournables d’échanges commerciaux entre le Japon, la Corée, la Chine et les îles du sud de l’Asie.  Ils profitent de leurs traversées pour adapter diverses techniques artisanales découvertes en Inde, en Chine ou sur l’île de Java. Ces influences extérieures seront à l’origine d’un art qui deviendra la teinture traditionnelle d’Okinawa.

Femme lavant du tissu dans un ruisseau.
Japon/ 1857

Lorsqu’en 1609 le Japon envahit le royaume de Ryükyü,il exige que ce dernier paye une rançon sous la forme de produits fabriqués sur place. L’artisanat local de la teinture atteint à l’époque un tel niveau de perfection que l’attention de l’empereur lui-même en est attirée. Il délivre alors une autorisation spéciale à trois familles pour pratiquer cet art, chacune exécutant des motifs spécifiques sur fond de légères variantes techniques.

Le seiden, bâtiment principal du château de Shuri et emblème de la culture de Ryûkyû, détruit par un incendie le 31 octobre 2019

Le XVIIIème siècle, apogée du Ryükyü Bingata

Divers bouleversements historiques vont culturellement profiter à l’archipel d’Okinawa. Grâce à une période de paix qui, au début du XVIIIème siècle, facilite les relations commerciales avec la Chine et le Japon, la littérature, mais également l’artisanat progressent, produisant une culture nouvelle sur l’archipel. L’art du Ryükyü Bingata atteint alors son apogée. Les danseurs de la cour, tous d’ascendance noble, et dont le rôle était de divertir les ambassades impériales venues de Chine, sont alors vêtus de magnifiques costumes aux couleurs rappelant les paysages et le climat d’Okinawa.

Danse traditionnelle d’Okinawa

Cet « état de grâce » cesse en 1875 lorsque le Japon abolit le Royaume de Ryūkyū et donne l’ordre d’interrompre les relations commerciales avec la Chine afin de se conformer au système politique du Japon. La préfecture d’Okinawa est alors instaurée.

Kimono/  Ryükyü Bingata /XIXème siècle

Un savoir-faire menacé …. Qui renaît de ses cendres

L’art du Bingata a perduré jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. La bataille d’Okinawa (1er avril / 22 juin 1945) sème alors la dévastation dans les trésors culturels accumulés sur l’archipel au cours des siècles : Bâtiments historiques, savoirs, techniques et matériaux se perdent dans la férocité des combats. Repartant de zéro, les artisans survivants de la guerre s’emploient à restaurer des pièces de tissu Bingata en utilisant des motifs qui avaient échappé à la destruction. Petit à petit, l’artisanat textile renaît. En 1950, la Société de préservation des Bingata voit le jour, relayée en 1984 par le gouvernement japonais, qui reconnaît   ce savoir-faire unique comme un produit artisanal traditionnel.

la culture d’Okinawa reprend ainsi vie jusqu’à se transmettre à nouveau, au point qu’elle est aujourd’hui florissante.

Bingata/ Motif contemporain

Dans les ateliers contemporains, les artistes utilisent toujours des pigments naturels, issus de plantes et de pierres, qui donnent aux tissus un éclat stupéfiant grâce à des couleurs à la signification ancestrale. Ainsi les kimonos à fond jaune, ornés d’impressionnants motifs de pivoines ou de dragons ont- ils longtemps été réservés à la famille royale, alors que ceux à fond blanc étaient l’apanage des samouraïs.

Kimono bingata en crêpe de soie doublée à motifs de phénix et de pivoines. Il était destiné à être porté par les garçons de la classe dominante avant la cérémonie de passage à l’âge adulte/ Musée de Naha/ Japon

Des couleurs à l’image d’un archipel paradisiaque

Le terme Bingata découle de la combinaison de bin (ou beni) signifiant rouge et gata (ou kata), pochoir. Même si au final la technique Bingata ne fait pas nécessairement référence à la couleur rouge mais plutôt à un mélange de coloris, les rouges vifs obtenus à partir de la cochenille et du vermillon tiennent une place essentielle dans la teinture Ryükyü Bingata.

Grâce à l’utilisation de la plante indigo qui pousse sur l’île, on retrouve également dans le bingata la couleur bleu clair de l’océan Pacifique qui entoure Okinawa, le tissu pouvant être coloré avec précision dans de belles nuances de bleu.

Le Ryükyü Bingata,  qualifié dès le XIXème siècle de
« Tissu floral de l’Est”

Les secrets d’un savoir-faire ancestral singulier

La création de magnifiques imprimés par la méthode de teinture Bingata nécessite un travail long et minutieux qui associe différentes techniques.

Dans la première, nommée tsutsugaki, l’artisan dessine directement le contour du motif en appliquant une pâte de riz sur le tissu.

Dans la seconde (katazome), l’artisan applique via des pochoirs une pâte de riz qui, une fois sèche, crée une  réserve sur l’étoffe. Ensuite il peint au pinceau.

Technique tzutsugaki
La méthode katazome nécessite l’utilisation de pochoirs
https://www.yokokataoka.net/

Mais quelle que soit la méthode choisie, les étapes suivantes sont identiques. Et à moins que le fond du tissu soit laissé en blanc, il sera teint dans la couleur désirée à l’aide de colorants ou de pigments végétaux.

Après avoir appliqué le pochoir sur le tissu, l’artisan enduit à l’aide d’une spatule les parties découpées. Cette pâte, qui bloque la diffusion de la couleur, est constituée à partir de riz.

Les zones à teindre sont quant à elles imprégnées d’un mélange à base de soja, afin d’obtenir une meilleure fixation des pigments naturels.

Le motif est ensuite teint grâce à une fine couche de pigment étalée sur toute la surface, et pour assurer la pérennité des couleurs, le processus est répété à trois reprises.

Dans le cas des tissus dont la surface entière est couverte de formes multicolores ou de petits motifs, la subtilité des couleurs ou des lignes sera obtenue grâce à un travail sophistiqué délicatement effectué au pinceau.

Dans une dernière étape, la pâte de riz et les autres résidus sont éliminés en lavant le tissu à grande eau.

Le Bingata aujourd’hui… et demain

De nos jours, les ateliers de teinture bingata restent rares, même si quelques passionnés continuent à perpétuer cette technique ancestrale au Japon et à travers le monde, tout en essayant de la promouvoir.

Cet artisanat plusieurs fois centenaire, qui a donné naissance à de magnifiques réalisations aux teintes aussi saisissantes que chatoyantes a manqué disparaître au milieu du siècle dernier. Il constitue pourtant un patrimoine unique qui doit en tout état de cause être préservé, valorisé et défendu au nom de la richesse culturelle et des traditions textiles immémoriales qui jalonnent l’histoire de l’humanité.

Travail au pinceau

Pour aller plus loin…

Un grand merci à Laure Benard pour la mise à disposition de document m’ayant permis de réaliser cet article, alors que les références bibliographiques sur le sujet sont rares, et pour le prêt des photographies de son merveilleux travail. Vous retrouverez celui-ci dans toute sa richesse et sa variété sur son site internet:

https://www.laurebenardtextiles.com/

D’autres références:

RYUKYU BINGATA, ed Kyoto Shoin’s art library of japanese textiles, Nihon no senshouk volume 18

https://www.yokokataoka.net/

https://www.forweavers.com/voyage-en-paradis-ryukyu/

https://www.facebook.com/VisitOkinawa.fr